Sentiment de la distinction et de l'oeuvre d'art


En lisant ces petits textes d’Édouard Louis et d’Annie Ernaux (L'insoumission en héritage) sur Bourdieu, sur Distinction, je m’y reconnais. J’y vois une traduction scientifique d’émotions, de souvenirs. La capacité d’exprimer ce que ma chair dit tout bas, trop bas…Ces nombreuses visites au musée où, devant un tableau, je suis bouche bée, sans mot. D’être à côté de ces experts qui parlent (ou que je suppose tels parce qu’ils parlent), qui commentent, qui jugent, qui s’approprient l’œuvre devant eux (car devant moi, ce n’est pas une œuvre qu’il y a, c’est un néant). Devant moi, il n’y a rien. Il n’y a pas un tableau, ni des couleurs, ni des motifs, ni des figures. Il n’y a qu’une densité lourde, opaque, mystérieuse. Pour ces experts, il y a matière à penser, il y a matière à discuter, il y a
Chacun des mots que ces experts prononcent me rappelle que cette œuvre d’art leur appartient, car eux, au contraire de moi, voient ce qu’elle contient; eux seuls, et non pas moi, peuvent la contempler, la déchiffrer, lui soutirer ce qu’elle cache – et ce qu’elle me prive de voir. Chacun de leurs mots deviennent la preuve d’une différence, d’une distinction, justement. Distinction de capacités, certes, entre les leurs et les miennes; mais aussi distinction de mondes. Leur monde n’est pas le mien. Dans leur monde, il y existe des objets qui font parler, qui font penser, autour desquels on se rassemble et desquels on fait une expérience esthétique commune. Dans leur monde, il y a des objets qui entrent en relation avec des sujets. Dans leur monde, il y a des sujets qui s’approprient des objets. Dans mon monde, cependant, il y a des objets qui réduisent au silence, qui vident le regard, qui se dressent, inaccessibles à la main de l’esprit, à l’emprise de la parole, à l’inspiration de la pensée. Dans mon monde, il y a des objets qui effacent et invisibilisent des sujets.
Chacun de ces mots est une violence à mon endroit. Un rappel cruel que, si l’objet ne me dit rien, c’est que je ne suis rien. Je n’ai pas ce qu’il faut. Je ne suis pas qui il faut. L’objet lui-même devient sujet. Sujet d’une violence à mon endroit. Le regard de cette figure peinte me juge (alors que mon regard est incapable de la juger), qui me scrute, qui m’inspecte, qui m’examine, qui révèle l’étymologie de mon ignorance, qui décline les accords de mes incapacités, ou l’indétermination de mes capacités – c’est selon. Un regard qui me réduit à l’état d’objet.
Dans mon monde, l’œuvre d’art révèle une vérité, mais ce n’est pas la même vérité que dans cet autre monde, le monde de la culture. La vérité que me révèle l’œuvre d’art, c’est que, devant Elle, l’œuvre, je suis désœuvré; que devant Elle, je ne suis rien. Le trop-plein de l’œuvre d’art révèle le trop-vide de mon regard, de qui je suis, d’où je viens, et d’où je peux aller.
On dit souvent que l’art peut changer une vie. C’est bien sûr vrai dans le monde de la culture. Dans ce monde, c’est l’œuvre d’art qui créée, qui transfigure; qui provoque discours, impressions, sentiments, réflexions, désirs. Dans le monde de l’inculture, dans le monde du silence (un silence nécessairement idiot, puisque l’intelligence, elle, parle) face à l’œuvre d’art, ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai que cette œuvre d’art change ma vie. Elle confirme bien plutôt ma vie. Elle fixe ma vie à sa place. Elle lui dicte et lui montre un périmètre. Elle est signe d’une condition et symbole d’une incapacité à changer cette condition.
L’œuvre d’art comme sémiologie des paralysies : paralysie du regard, de la pensée, des mots, des sentiments. Effacement même des sentiments au profit de la dictature d’un seul : celui d’être inadéquat, celui d’être moins que rien, celui de ne pas être à sa place; celui qui fait croire que face à une seule et même œuvre d’art, dans une seule et même pièce, dans un seul et même édifice, peuvent cohabiter deux mondes entre lesquels aucune conversation n’est possible; entre la parole experte des uns et le silence ignorant des autres.

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