Notes préparatoires sur Rancière

En préparant ces quelques notes, j’ai tenté de réfléchir un peu à ce qu’avait été mon rapport aux écrits de Rancière. Je suis tombé sur Rancière, un peu au hasard, dans le cadre d’un cours, au Collège universitaire dominicain, avec Maxime Allard; cours qui portait sur l’École de Francfort et la question de l’émancipation. En vue d’une présentation, Maxime me suggéra, ou bien peut-être était-ce le titre du livre qui m’intrigua, Le maître ignorant de Jacques Rancière. Ce ne fut pas une révélation, ni un coup de cœur, mais, plutôt, une expérience bizarre, renversante. Le titre même…un maître qui ne sait rien. Déjà – ou désormais – l’anti-platonisme de la formule était criant. Pour Platon, l’ignorant ne peut pas être le maître de la même manière qu’il ne peut pas être un homme de bien. L’anti-platonisme déjà, cependant, se doublait d’un socratisme presqu’orthodoxe, presqu’ordinaire. Pour Rancière, le maître ignorant, le « maître émancipateur », ne transmet pas son savoir. Le rapport pédagogique n’est pas une opération de transfert, celui du plus plein au plus vide, pour reprendre l’image du Banquet. Il ne s’agit pas d’un rapport d’une intelligence à une autre, le rapport entre un connaissant et un ignorant. Le rapport pédagogique, c’est une « relation pure de volonté à volonté ».

C’est ce socratisme et ce qui me semble être sa vérité qui m’attira : qu’en quelque sorte, la philosophie n’est pas une affaire de transmission d’une doctrine, d’un système, de connaissances; que la philosophie était bien plutôt une affaire de rencontres, rencontres de textes et de personnes; une affaire de curiosité creusée jusqu’à la folie – jusqu’à la folie, telle qu’elle est comprise par le monde. Socrate et Rancière ici sont proches de St. Paul, malgré la haine de la philosophie de ce dernier. Foucault aussi, s’en rapproche lorsqu’il nous dit que « le propre de la philosophie c’est qu’elle ne sait jamais au juste ce qu’est le jour et ce qu’est la nuit ». En ce sens, le texte de Rancière était, bel et bien, un texte de philosophie.

Dans le cadre de ce même cours, je plongeai dans d’autres écrits de Rancière : Le spectateur émancipé, Aux bords du politique, La mésentente. Deux idées devinrent rapidement problématiques pour moi. D’une part, l’idée de Rancière selon laquelle la politique ne s’ancre sur aucune théorie du sujet. D’autre part, l’idée que, en quelque sorte, la politique n’a pas à s’embarrasser des conditions objectives de la domination; son anti-sociologisme. Dans les deux cas, il me semblait qu’était mise à mal la rationalité de la politique : qui agit en politique, et pourquoi agit-il? Et puis, je tombai sur un petit texte de Rancière, « Une existence peut en cacher une autre », et puis un autre, « Temps, récit et politique ». Ces deux petits textes, plutôt récents, 2014 et 2016 respectivement, affirmaient une seule et même chose : que l’émancipation, ce n’est, en quelque sorte, qu’une question de temps. Que pour s’émanciper, il ne faut que prendre le temps que l’on n’a pas. La simplicité presque ridicule de ces formulations, la manière qu’il les déposait, là, disponibles à la pensée du lecteur, comme des ritournelles; tout cela fut pour moi source d’étonnement, au sens aristotélicien du terme. En lisant ensuite, cette fois-ci, un texte de jeunesse, Le philosophe et ses pauvres, il m’apparut que Rancière en fait répétait, dans ces deux petits textes, ce qu’il avait déjà dit en 1983. Que ce lien entre temps et émancipation était, en fait, une ritournelle constante de sa pensée.

Bien entendu, ce lien entre temps et émancipation, bien qu’il m’apparaisse vrai et important, était et demeure une véritable Boîte de Pandore : il pose plus de questions qu’il offre de réponses. Qui s’émancipe? De quel temps parle-t-il? Qu’est-ce que cela veut dire de ne pas avoir de temps? Et qu’est-ce que cela veut dire que de prendre le temps que nous n’avons pas? Ce sont ces questions et la lecture d’un autre article, « Le concept d'anachronisme et la vérité de l'historien », qui concrétisèrent mon intérêt pour cette question du lien entre temps et émancipation. Cela m’amena à présenter ce texte sur la politique, le temps et l’hérésie dans le cadre du Colloque de l’hiver 2017.

J’en viens aux questions que j’ai préparées au cours des derniers mois. Le choix de travailler sur Kant, Aristote et Platon me semblait aller de soi, dans la mesure où, schématiquement et rapidement, il semble que Rancière mobilise Kant et Aristote pour s’opposer à Platon. La lecture de La République, des Politiques et de La Critique de la faculté de juger me fut bénéfique pour plusieurs raisons. J’eu le privilège et la joie de consacrer tout mon temps à la lecture de trois textes importants de l’histoire de la philosophie; textes importants, fondateurs même, tant de la philosophie politique que de la philosophie esthétique. Mais aussi, la lecture de ces textes me permit d’apprécier les qualités de Rancière en tant que lecteur. Ce qu’il réussit à faire ressortir du corps du texte recouvert par d’épaisses couches de commentaires. Ses qualités, non seulement de lecteur, mais de dramaturge. La manière par laquelle il réussit à prendre La République et les Politiques pour constituer une intrigue, celle de l’histoire de la philosophie politique, qui n’aura été qu’une histoire des manières philosophiques de supprimer le scandale de la démocratie : que le pouvoir politique, c’est le pouvoir de n’importe qui; que le pouvoir n’a pas de raison – bien qu’il ait une rationalité qui lui soit propre, celle de la mésentente –, ni de légitimité, ni de justification. Pour faire très vite, et seulement les évoquer, Rancière, à mon sens, se rapproche ici de quelqu’un comme Cornelius Castoriadis, de Claude Lefort, bien sûr; mais aussi de la Boétie. Cette dernière connexion, particulièrement, j’aimerai à la travailler; quoique ça ne sera pas nécessairement dans le contexte de la thèse. Patrick Boucheron, qui a donné deux cours au Collège de France sur la question des fictions politiques, s’avérera un compagnon et un interlocuteur important pour cette ligne d’étude.

Mais pourquoi le pouvoir peut-il tant? À cette question, et c’est ici que le temps revient à l’avant-scène, Rancière semble répondre ainsi : « tout pouvoir est pouvoir de mise en récit ». Rancière n’offre pas une philosophie du temps. Sa réflexion sur le temps ne sera pas un voyage au pays des apories : apories entre le temps vécu et le temps cosmique, entre le temps de la phénoménologie et celui de la physique; comme ce sera le cas pour Paul Ricoeur dans Temps et récit. Ce qu'il partage avec Ricoeur, cependant, c'est l'idée selon laquelle le temps est vécu, en tant qu’il est raconté. Nous en sommes dépossédés dans la mesure où on nous raconte et qu’on se raconte pourquoi cette dépossession est nécessaire, voire bénéfique. Le complot total comme explication de notre impuissance. Et on reprend ce temps dans la mesure où on se raconte que c’est possible de le faire. Parce que d’autres l’ont fait avant nous. Parce que nous nous découvrons comme étant capables de raconter notre temps vécu autrement.

C’est particulièrement ce lien entre temps et récit qui m’intéresse et qui va m’intéresser. La relation de Rancière avec Platon et Aristote sera déterminante. Avec la République, avec la Rhétorique et la Poétique. Ricoeur, en tant que lecteur d’Aristote, jouera également un rôle primordial. Ce qui me surprend, c’est les croisements et les rapprochements multiples qu’il y a entre certains pans de la pensée de Ricoeur et celle de Rancière; comme le suggère le titre du dernier article de Rancière : « Temps, Récit et politique »; comme s’il voulait développer les conséquences ou les effets proprement politiques de la réflexion ricoeurienne sur le temps et le récit; comme si la question de la politique ne pouvait faire l'économie de ce passage par la question du temps et de sa mise en récit. L’intuition, cependant qui guide un peu mes curiosités, est la suivante : que sous l’anti-platonisme affiché et polémique de Rancière, il y a un platonisme plus intéressant et plus fondamental, puisqu’inversé : ce qui est pensé, dans les deux cas, est le récit comme pharmakon et son importance pour la politique. Le récit, à la fois comme ce qui aliène, ce qui participe à l’oppression; mais aussi, comme ce par quoi on s’émancipe, ce par quoi on goûte, même, selon les mots de Rancière, « au secret inouï du bonheur ».

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