Kant, Rancière, et l'analytique du beau


Si plusieurs commentateurs ont su voir l’importance de « l’esthétique transcendantale » kantienne dans la pensée politique de Rancière, il faut cependant reconnaître que sa pensée s’inspire également « l’analytique du beau » de la Critique de la faculté de juger ». En effet, le caractère désintéressé de l’expérience esthétique que décrit Kant, ainsi que l’Idée du sensus communis à laquelle se rattache cette expérience sont toutes deux décisives afin de comprendre ce que Rancière a en tête lorsqu’il parle de la dimension esthétique de l’expérience politique. Ceci est d’autant plus vrai que du Philosophe et ses pauvres (1983) à « Une existence peut en cacher une autre » (2014), Rancière maintient que c’est l’expérience esthétique qui est au cœur du mouvement de l’émancipation sociale. Cette filiation entre esthétique (kantienne) et politique est, en ce sens, une idée qui traverse le projet philosophique de Rancière, du début à la fin.
            Afin de mesurer l’étendue de la contribution de l’analytique du beau à la pensée de Rancière, il faut tout d’abord expliquer ce que Kant veut dire lorsqu’il décrit le jugement esthétique comme étant « désintéressé ». Le désintéressement du jugement esthétique permet de penser une expérience, singulière, qui se détache des déterminations ordinaires de l’expérience. Pour Kant, ces déterminations sont celles de la connaissance objective, du plaisir simplement sensible et de loi morale. Rancière verra dans l’expérience esthétique kantienne une description concordant à ce que lui-même entend lorsqu’il parle d’expérience émancipatrice : une expérience qui ne s’accorde pas avec, qui n’est pas la simple expression, des déterminations propres à une condition sociale.
            Ensuite, Kant verra ce désintéressement comme une condition de la validité universelle que nous attribuons au jugement esthétique, malgré le fait qu’il ne prétende à aucune connaissance quant à l’objet jugé beau. Ce jugement, à la fois personnel, singulier et pourtant universellement valide, s’appuie et repose ultimement sur l’idée d’un sens commun à l’humanité entière, ce que Kant désigne par le terme « sensus communis ». C’est ce renvoi, propre au jugement esthétique, d’un jugement singulier et subjectif à l’Idée d’une communauté qui est intéressante pour Rancière. Le fait d’être capable d’une telle expérience repose sur la supposition d’une communauté où tous ont, en partage, une même capacité. Ce qui dessine ici, ce sont les traits d’une humanité où tous sont déjà égaux en termes de capacités esthétiques.

Le premier moment de l’analytique du beau vise à démontrer que le jugement esthétique, tout en étant nécessairement subjectif, est également désintéressé. Le jugement est subjectif car il concerne moins l’objet qui est devant nous que l’impression sensible qu’il provoque en nous, la manière que nous l’éprouvons : provoque-t-il en nous un sentiment de plaisir ou non.
 Le jugement esthétique n’est pas seulement subjectif, mais aussi « désintéressé »; ce qui peut paraître bizarre considérant qu’il est malgré tout question de plaisir. L’intérêt dont il est question ici concerne l’objet, pour être plus précis, il concerne la « représentation de l’existence de l’objet ». L’expérience réellement esthétique fait abstraction, ne se concerne pas de l’existence de l’objet; ce qui importe, c’est seulement l’effet de plaisir ou de déplaisir que suscite en nous la représentation de l’objet, sa simple apparence.
Kant essaie de distinguer le plaisir esthétique désintéressé de deux autres types de plaisirs qui, eux, sont intéressés : le plaisir pris à l’agréable et le plaisir pris au bien. Kant voit dans ces deux plaisirs, deux manières de s’intéresser à l’existence de l’objet de plaisir. Dans le cas du plaisir pris à l’agréable, l’intérêt est évident : pour pouvoir prendre plaisir à boire une bière, il faut qu’elle existe. Une simple représentation ne suffit pas. Kant va même jusqu’à dire que, d’une certaine manière, l’existence de l’objet lui-même ne suffit pas, dans la mesure où est suscité, en même temps, « un désir de semblables objets » (j’en prendrais bien une autre!). Le plaisir pris à l’agréable participe d’une inclinaison, d’une tendance générale à aimer la bière.
Dans le cas du plaisir pris au bien, qu’on parle d’un bien relatif (« bon à quelque chose ») ou d’un bien absolu (« bon en soi »), le sujet entretient tout de même un intérêt quant à l’existence en ce qu’il veut que ce bien se réalise, que l’on parle d’un bien bancal (vouloir que le Canadien fasse les séries) ou du bien moral. Kant indique que de vouloir quelque chose et s’intéresser à l’existence de ce quelque chose, c’est du pareil au même. En ce sens, le plaisir pris au bien repose sur un intérêt pris à l’existence de l’objet jugé bon.
La satisfaction prise à la beauté, quant à elle, est désintéressée dans la mesure où ce plaisir n’est pas la conséquence d’un quelconque intérêt, que ce soit un intérêt des sens ou de la raison. Le plaisir esthétique n’est pas une répétition ou une confirmation compulsive d’une inclinaison sensuelle, ni l’obéissance à une loi morale ou un principe pratique instrumental; elle est plutôt l’occasion d’une rencontre, d’une « faveur » singulière. C’est en ce sens que Kant parle de la satisfaction esthétique comme étant désintéressée et libre (§5); libre parce que désintéressée. L’absence d’intérêt déterminant, qu’il soit sensuel ou rationnel, devient gage de la liberté du plaisir esthétique. La liberté dont il est question ici est une liberté de la « tension du désir ». Contrairement à la sensation de l’agréable, qui est déterminée par notre inclinaison pour l’objet (la bière m’appelle), et au plaisir pris au bien, déterminé par les exigences morales de la raison (le devoir m’appelle), le plaisir esthétique est indéterminé. L’esthète n’obéit à aucune inclinaison ni à aucune fin, se satisfaisant simplement de la « liberté de faire de n’importe quoi un objet de plaisir » (§5).

Du désintéressement du jugement esthétique peut être déduite une prétention à l’universalité (§6) – c’est sur point que l’on passe du premier au second moment de l’analytique; de la qualité du jugement à sa quantité. En effet, si le principe de la satisfaction esthétique ne peut pas être trouvé dans une idiosyncrasie personnelle, il doit nécessairement être compris comme étant « quelque chose qu’on peut supposer aussi en tout autre » (§6). Un indice de cette prétention universelle se trouve dans le fait que, contrairement au plaisir pris à l’agréable pour lequel nous acceptons que « tous les goûts soient dans la nature », nous exigeons des autres qu’ils partagent notre jugement esthétique; au point où on les blâme lorsqu’ils ne le partagent pas. Ce type particulier de jugement, à la fois intime et universel, ne concerne pas tant l’objet jugé beau : il s’agit moins de rattacher un prédicat à un objet que d’étendre un jugement singulier à l’entièreté de « la sphère de ceux qui jugent », en prétendant qu’il est possible (§8), malgré sa singularité, qu’il valle pour tous.
            La condition de cette possibilité doit être recherchée dans le fait « que l’on possède (…) un principe qui est commun à tous » (§19), ce que Kant désigne comme étant l’Idée d’un « sensus communis ». Ce sens commun esthétique s’articule autour de la possession, commune à tout être humain, de facultés cognitives – l’entendement et l’imagination – dont l’activité est centrale, tant dans notre expérience cognitive quotidienne et ordinaire que dans nos expériences esthétiques singulières. Pour l’expérience cognitive ordinaire, l’entendement fournit à l’imagination un concept déterminé à partir duquel elle peut schématiser le divers de l’intuition. Le travail des deux facultés est harmonieux, certes, mais déterminé et contraint par l’usage du concept. Lors d’une expérience proprement esthétique cependant, l’entendement ne fournit pas à l’imagination de concept déterminé. L’imagination réussit malgré tout à schématiser le divers de l’intuition d’une manière satisfaisante pour l’entendement. Le rapport entre les deux facultés est, là aussi, harmonieux, mais il est également libre, du fait que l’activité de l’imagination n’est pas contraint ni déterminé par l’entendement. C’est de cette liberté d’une imagination désormais productive (et non pas seulement reproductive) que découle le plaisir esthétique.
            Ce qui permet d’exiger des autres que les autres partagent notre jugement esthétique est le fait que, justement, le plaisir émane de l’activité de nos facultés cognitives, et non pas seulement de notre propre constitution empirique ou physiologique; facultés cognitives que nous possédons tous en partage. Si l’objet jugé beau est l’occasion, pour nous, d’un plaisir de l’esprit, c’est-à-dire qu’il est l’occasion d’un travail des facultés qui soient à la fois harmonieux et libre, nous pouvons supposer que tous ceux possédant ces mêmes facultés pourront éprouver ce même plaisir du libre jeu des facultés face à ce même objet.

Cette expérience esthétique, à la fois désintéressée et ancrée dans l’Idée d’un sens commun, intéressera grandement Rancière pour sa pensée de l’émancipation. L’émancipation, étant tout d’abord pour lui ces moments où nous faisons l’expérience d’autre chose que ce que nous impose notre condition sociale; le fait d’« instituer un écart » entre soi et sa condition et son identité sociales. Cette condition sociale s’articule autour d’un « partage du sensible », c’est-à-dire qu’elle se définit par la constitution d’un champ de l’expérience sociale possible : tel ou tel trait, telle ou telle pratique, tel ou tel comportement, sont désignés comme étant propre à une condition sociale donnée; comme constituant l’expérience possible de cette condition et de ceux qui la vivent. L’émancipation est justement une expérience en décalage par rapport à cette condition, c’est-à-dire que l’expérience n’est pas déterminée par, n’est pas la simple expression de, cette condition. Un moment d’émancipation rompt, s’écarte d’un partage du sensible donné.
L’expérience émancipatrice rancièrienne, d’une manière assez générale, fait écho à l’expérience esthétique kantienne. Dans les deux cas, il s’agit de décrire une expérience dont la singularité repose sur le fait qu’elle est en contradistinction par rapport aux expériences ordinaires; mais cette distinction repose elle-même sur le fait que l’expérience de l’individu ne repose pas sur quelconques déterminations préexistantes à l’expérience (qu’elles soient physiologiques pour Kant, ou sociales pour Rancière). De ce point de vue, le rapport entre les deux expériences est, tout d’abord, un rapport analogique.
Mais plus encore qu’une analogie, Rancière, dans ses recherches dans les archives des mouvements ouvriers au XIXe siècle, verra que ce que décrivent les témoignages ouvriers, ce sont des expériences esthétiques, à proprement parler, kantiennes : des expériences de lecture, d’écriture, de beauté. D’une part, ce sont ces expériences esthétiques qui instituent des d’écarts singuliers et émancipateurs de conduite par rapport à une condition ouvrière qui se résume essentiellement à une journée de travail et à une nuit de repos. D’autre part, ces expériences esthétiques deviendront déterminantes, politiquement, dans la mesure où c’est à partir de ces écarts singuliers de conduites, de regards et de paroles que se construira, selon Rancière, la mise en scène de la révolution ouvrière. C’est en se découvrant, à travers ces expériences esthétiques, comme étant autre chose que de simples ouvriers, qu’ils pourront commencer à penser et à agir collectivement pour changer leurs conditions de vie. 
Rancière voit également l’expérience esthétique kantienne comme venant directement troubler les distinctions inégalitaires qui traversent le corps social. En effet, l’expérience esthétique est particulière en tant qu’elle est, certes, profondément personnelle et singulière, mais repose ultimement sur une capacité qui est, elle, commune à tous, donc universelle. Rancière verra dans le fait d’assoir l’expérience esthétique sur un sens commun universel une manière d’affirmer une égalité entre les humains; une égalité plus fondamentale que les divisions sociales et politiques qui traversent le corps social. Rancière voit, dans ces expériences esthétiques, une manière d’affirmer le fait de l’égalité, le fait qu’elle est déjà à l’œuvre, au lieu de la voir comme un but à atteindre. Bien que Kant ne tire pas les conséquences politiques de cette égalité esthétique, Rancière en voit déjà l’intuition dans le §60 alors que le sens commun esthétique se révèle être le « moyen terme » entre le raffinement et le développement des classes cultivées et l’originalité naturelle et la simplicité des classes populaires.

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