Aristote et la question de l'égalité


La politique d’Aristote fait-elle la promotion de l’égalité? Prenons la question au mot. Afin d’y répondre, il faut, d’une part, bien comprendre ce qu’est l’égalité, et ce qu’elle n’est pas. En effet, l’égalité dont parlera Aristote n’est pas à comprendre comme cette égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains, en tant qu’être humain, qui marquera l’imaginaire politique de la modernité. L’égalité aristotélicienne n’est pas une notion universelle, mais bien exclusive et marginale, puisqu’elle ne s’applique qu’aux hommes libres d’une cité donnée – à l’exclusion notamment des femmes, des enfants et des esclaves.
D’autre part, il faut comprendre ce que cela veut dire pour une chose de « faire la promotion » d’une autre chose. La politique d’Aristote est une réflexion sur les différents types de régimes politiques, ainsi que de leur forme dégénérée respective. Certes, Aristote défend un régime en particulier qu’il qualifie d’« idéal », la république modérée; mais cela ne l’empêche pas de défendre également la légitimité des autres régimes traditionnels, soit la royauté et l’aristocratie. La légitimité de ces différents régimes reposent, en dernière instance, sur la finalité qu’ils se donnent : le bonheur des habitants de la cité, à la fois collectivement et individuellement, qu’Aristote désigne d’entrée de jeu comme étant le « bien suprême » (Livre I). Ainsi, dans un certain sens, si La politique fait la promotion de quoique ce soit, c’est de cette finalité de la cité, de ce bien suprême; et l’égalité est en ce sens reléguée à l’arrière-plan de la réflexion politique d’Aristote.
Cependant, ces deux choses étant dites – que la pensée politique d’Aristote s’élabore à partir d’un contexte profondément inégalitaire, et que La politique fait, avant tout, la promotion de la finalité de la cité, et non pas celle de l’égalité –, il faut malgré tout reconnaître que la notion d’égalité joue, malgré tout, un rôle central dans la pensée politique d’Aristote. Ce rôle central s’articule à deux niveaux : l’égalité est au cœur de la définition du citoyen que donne Aristote au Livre I et qu’il développe au début du Livre III; elle est aussi une condition importante afin d’assurer la stabilité politique et sociale de la cité, stabilité sans laquelle la cité ne peut pas espérer réaliser sa finalité.

Premier point qui rend difficile de penser que la politique d’Aristote fait la promotion de l’égalité. Si promotion de l’égalité il y a, alors elle se fait à partir d’un contexte familial et social profondément inégalitaire. Dès le début du Livre I, Aristote décrit les trois relations qui constituent la cellule familiale : les relations entre le mari et sa femme, entre le père et son enfant, et entre le maître et son esclave. Dans les trois cas, il s’agit de relations naturelles pour lesquelles l’inégalité est permanente et ne peut pas être remise en doute : le mari est plus apte à gouverner que sa femme – Aristote rajoutera plus loin que la femme, bien qu’elle possède pleinement une capacité de délibération, n’a tout simplement pas d’autorité, devant ainsi se soumettre à celle de son mari; l’enfant doit obéir à son père puisqu’il est plus jeune, imparfait, et que sa capacité de délibération n’est pas encore développée; enfin, l’esclave ne se possède pas lui-même et ne peut ainsi qu’être l’instrument de la volonté d’un autre, soit celle de son maître. Ces relations sont constitutives de la communauté familiale. Or la communauté politique se constitue à partir d’un tout autre personnage, le citoyen, et d’un tout autre type de relation, la relation politique entre hommes libres et égaux. Ainsi, la notion d’égalité d’Aristote est extrêmement limitée et exclusive; elle ne s’applique pas, comme ce sera le cas dans la modernité, d’une manière universelle à tous les êtres humains en tant qu’être humain.
Égalité politique sur arrière-fond d’inégalités familiales. Sur arrière-fond également d’inégalités sociales, dans la mesure où cette communauté politique d’hommes libres et égaux a, comme conditions matérielles de possibilité, le travail de ceux qui ne sont pas libres et égaux. Les hommes libres, grâce au travail de leurs esclaves, notamment, peuvent ainsi se détourner de l’ordre des nécessités de la survivance, afin de se dédier aux exigences de la vie politique et de la vie bonne. En ce sens, la vie des hommes libre est libre puisqu’elle est libérée. En ce sens, la liberté et l’égalité des uns reposent, selon Aristote, sur la servitude et l’inégalité des autres. Parler d’une promotion de l’égalité chez lui peut donc paraître quelque peu bizarre considérant que l’égalité politique est intrinsèquement liée, chez Aristote, à une structuration profondément inégalitaire de la société.

Deuxième point qui rend difficile de penser que la politique d’Aristote fait la promotion de l’égalité. Si, encore une fois, promotion de l’égalité il y a, il faut garder en tête qu’elle se fait dans l’ombre d’une promotion plus importante et primordiale encore, soit la promotion de ce qui est essentiel à la communauté politique : sa finalité. Si, comme le dit Francis Wolff, toute question de valeur chez Aristote renvoie à une question de finalité, la valeur de l’égalité dépend avant tout sur le fait qu’elle s’accorde avec la finalité de la cité, soit le bonheur civil. Pour reprendre une distinction platonicienne, dans les Politiques, en tant que valeur politique, l’égalité n’est pas un bien en soi, mais un bien en vue d’un autre bien, le « Bien suprême » que constitue, selon Aristote, le bonheur civil. En ce sens, la politique d’Aristote ne fait pas la « promotion de l’égalité » comme on pourrait l’entendre aujourd’hui; elle n’est pas ce qui est affirmée comme valeur, ni ce qui est visée en termes de standard sociétal et politique.

Il faut cependant reconnaître que la notion d’égalité joue, malgré tout, un rôle central dans la politique d’Aristote. Tout d’abord, cette notion d’égalité est au cœur de la définition que donne Aristote du citoyen, qui est le personnage principal de l’intrigue politique aristotélicienne. Au Livre I, Aristote nous donne une définition rapide du citoyen : celui qui, tour à tour, est gouvernant et gouverné (I.1). Au Livre III, il le définit tout d’abord comme étant celui qui participe aux différentes fonctions politiques, administratives et judiciaires du gouvernement (III.1). À la fin du chapitre, cependant, il recule quelque peu, en désignant le citoyen comme étant celui qui a la possibilité de participer au gouvernement, celui qui a titre à gouverner, et non pas seulement celui qui gouverne effectivement. Il y a ainsi une tension au cœur de la définition du citoyen; une tension qui repose, en dernière instance, sur « l’égalité naturelle entre les citoyens »; c’est-à-dire que ce n’est que là où il y a une « égalité naturelle entre les citoyens » qu’il est juste et nécessaire selon Aristote d’ouvrir la participation politique à l’ensemble des citoyens. Ce qui permet d’affirmer l’égalité naturelle entre les citoyens, ce n’est pas l’honneur, ou la richesse – donc des déterminations sociales, conventionnelles, par exemple, mais bien, la possession, naturelle, en commun de la parole, du logos, c’est-à-dire de la capacité à exprimer le juste et l’injuste.
La reconnaissance de cette égalité naturelle quant à la possession du logos est au cœur de ce qui sépare Aristote de Platon. Dans la République, Platon, par la spécialisation des fonctions économiques et matérielles (artisans, agriculteurs…), guerrières (gardiens) et politiques (législateurs), impose un ordre où règne la permanence de l’autorité politique des législateurs sur le reste des habitants de la cité. Aucun mouvement possible. Aucune rotation à la tête du pouvoir. L’égalité naturelle entre les hommes que note Aristote rend cette manière de faire intenable[1]. En effet, si l’autorité politique n’était dévolue qu’à une minorité ou une partie de ceux qui sont égaux naturellement, l’autre partie serait quant à elle constamment sous la tutelle politique d’un autre, vivant ainsi une vie impropre pour un homme libre, une vie qui se rapprocherait de celle de l’esclave. Seule, pour Aristote, une rotation entre gouvernants et gouvernés permet d’accorder la vie politique avec le fait de l’égalité des citoyens, c’est-à-dire des hommes libres.

L’injustice d’une situation où une partie des hommes libres et égaux vivent constamment sous l’autorité d’autres hommes libres et égaux nous permet de passer à la deuxième raison de l’importance de l’égalité politique dans la réflexion politique d’Aristote. Au Livre V, Aristote discute des différentes causes menant à des changements politiques au sein de chaque régime; et il nous dit que l’inégalité est souvent la cause première des soulèvements intérieurs parce qu’il y a une quête d’égalité qui vient diviser la société en deux. Ainsi, au-delà du fait que la cité vise sa finalité, le bien suprême, elle doit également s’assurer de sa propre stabilité politique et sociale, cette stabilité étant en quelque sorte, un signe de son excellence morale. Les institutions politiques doivent donc être accessibles à tous ceux qui sont « libres et égaux », sans quoi la cité risque de sombrer dans des déchirements révolutionnaires et insurrectionnels. En ce sens, une certaine accessibilité politique, articulée autour d’un souci d’égalité, devient à la fois accessoire et cruciale afin d’assurer la stabilité, l’ordre et la pérennité de la cité.

En ce sens, si pour Aristote il y a d’excellentes raisons d’exclure un bon nombre de personnes de la sphère politique, puisqu’ils ne sont pas égaux, c’est-à-dire, puisqu’ils ne possèdent pas pleinement la parole, le logos, cette exclusion ne doit pas s’exercer au dépend d’hommes égaux qui se savent injustement exclus. Assurer une égale participation politique aux hommes égaux est ainsi, en ce sens, un souci constitutionnel et politique central. 


[1] Quoiqu’Aristote reconnait qu’il serait idéal que « la permanence des rôles soit assurée, même en ce qui a trait à la communauté politique »

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Notes préparatoires sur Rancière

Kant, Rancière, et l'analytique du beau