Platon et sa critique de la démocratie


Pourquoi le démos ne peut-il pas participer au pouvoir politique selon Platon?

La critique platonicienne de la démocratie s’articule autour d’au moins trois idées, les deux dernières étant intimement liées. Tout d’abord, autour d’une certaine compréhension de la politique comme étant un art rattaché à une science particulière qui nécessite une éducation rigoureuse et difficile. Or, et c’est le deuxième point, ce n’est pas tout le monde qui est apte à entreprendre avec succès cette éducation. Il faut posséder une certaine disposition, un certain nombre d’aptitudes naturelles; aptitudes et disposition qui ne sont pas données à tous et à toutes (IV.414-417). La conception platonicienne de l’art politique se double donc d’un principe anthropologique inégalitaire : certains sont aptes et d’autres inaptes à l’éducation politique et au gouvernement de la cité (V.474c). Et ce principe anthropologique inégalitaire entraîne un principe fonctionnaliste d’organisation de la société : chacun, selon ses aptitudes et dispositions naturelles qui lui sont propres, doit occuper une fonction particulière et seulement cette fonction au sein de la cité. Ainsi, ceux et celles qui constitue le peuple, pour Platon, ne peuvent pas et ne doivent pas s’occuper de politique, à la fois parce qu’ils et elles en sont de jure incapables, ils et elles n’y sont pas disposés naturellement; mais également parce qu’ils et elles, de facto, sont trop occupés par leur tâche et leur métier propres. Et ce sont ces trois idées, la définition qu’a Platon de la politique, son anthropologie inégalitaire et son fonctionnalisme social, qui sont au cœur de l’exclusion du peuple de la sphère politique telle que la décrit Platon dans La République.

Le premier point qu’il faut développer est la conception particulière qu’a Platon de ce qu’est la politique, alors qu’il le désigne comme étant un art articulé autour d’une science. L’objet propre à l’art politique est un objet à définition variable à travers le corpus platonicien. Par exemple, dans le Protagoras, Socrate semble rassembler, sous le terme d’« art politique », des considérations d’ordre privé – l’administration de sa propre maison (318e) –, des considérations d’ordre public – le fait de devenir un bon citoyen ou d’aider les autres à le devenir (319a) – et des considérations spirituelles (ou psychologiques), comme le suggère l’avertissement de Socrate à l’endroit de Hippocrate quant à l’importance de prendre soin de sa propre âme (312c). Dans le Gorgias, l’art politique est défini précisément quant au soin de l’âme (464b-c), alors que la justice et la législation seront pensées alors comme parties de cet art spirituel. Dans La République, si Socrate ne parle pas explicitement de politique, il parle cependant d’un savoir, « l’expertise de la garde », qui a pour objet la cité entière, son bonheur, son gouvernement interne et ses relations avec les autres cités (IV.428d). Peu importe cependant que l’emphase soit mise sur l’aspect spirituel ou civique, ce qui est central pour notre propos est la dimension proprement épistémique de la politique. Dans La République, l’homme juste ressemble à l’homme sage, opposé à l’homme injuste qui ressemble à l’homme ignorant (I.350c). Encore plus explicitement, dans Le Politique, dès le début du dialogue, l’homme politique est placé « parmi les gens qui possèdent une science » (258b).
Comme tous les arts, l’expertise politique procède non pas (seulement) d’un talent naturel, mais d’une éducation. On ne nait pas politicien, on le devient; quoique, comme nous le verrons, nous naissons avec ce qu’il faut pour le devenir. En effet, le « naturel philosophe » a besoin, afin de produire ses fruits, d’être éduqué, c’est-à-dire : éveillé, alimenté et purifié (III.411d). Sans cette éducation, celui qui a dans son âme un désir de savoir (III.411d) deviendra sourd et aveugle, voire « hostile au discours et étranger à l’art des Muses » (III.411d). Platon le compare même à un animal sauvage, brutal et violent, vivant dans l’ignorance et la grossièreté, de manière chaotique et disgracieuse (III.411d-e). Ou encore, il parlera de son état comme se rapprochant de l’état d’ébriété; pensons à Alcibiade, saoul, à la fin du Banquet. Ce rapport entre éducation, savoir et politique est si primordial pour Platon qu’il dédie, dans La République, de très nombreuses pages décrivant la formation des gardiens et ce, du plus bas âge à l’âge de la maturité : de l’importance tout d’abord des arts musicaux (comprenant à la fois les mythes, la poésie et la musique), ensuite de la gymnastique (Livres II et III), et aussi des mathématiques (VII.522-527). Platon désigne même l’éducation comme étant l’« unique grande prescription » ou encore la « prescription suffisante » (IV.423e) pour la cité idéale. L’importance que Platon prête à l’éducation à l’art politique doit également être comprise comme étant proportionnelle à l’importance de ce qui est en jeu dans l’art politique : la survivance de la justice dans la cité. Plus la fonction est importante, « plus elle requiert une expertise et un soin de la plus grande importance » (II.374e). Cette importance de l’expertise politique se traduit ainsi à la fois dans la sophistication et la difficulté de l’éducation devant y mener, et dans le temps qu’il faut y dédier. Pour Platon, en effet, c’est sa vie entière qu’on dédie.
Un dernier point par rapport à cet art politique est le type de relations qu’engendre l’art. L’art politique n’est pas un art solitaire, mais d’emblée social, et non pas dépourvu d’une certaine solidarité. L’art politique étant celui de l’organisation de la cité et des êtres humains qui l’habitent, se pose, dès le départ, la question de qui sont ceux qui sont aptes à gouverner, décider et agir, et de qui sont ceux qui ne sont aptes qu’à être gouvernés, à obéir et à subir. Dans Le Politique, notamment, la science politique est décrite comme étant directive puisqu’elle permet de donner des ordres. Cette capacité de donner des ordres n’est pas cependant la simple expression de la force du dirigeant, comme le suggère par exemple Thrasymaque (Livre I), puisque l’ordre du fort vise non pas son propre intérêt mais celui du plus faible. D’où l’importance de la métaphore pastorale, à la fois dans La République et dans Le Politique; ou encore, de la métaphore médicale. Dès le départ, l’art politique implique à la fois l’inclusion du spécialiste et l’exclusion de l’ignorant de la sphère du pouvoir politique.

Or le fait d’être apte à recevoir l’éducation politique n’est pas quelque chose d’inné et de disponible à tous. Socrate refuse donc l’intuition démocratique, développée par Protagoras dans le Protagoras, selon laquelle, contrairement aux autres arts, pour lesquels il ne faut qu’un expert « pour un grand nombre de profanes » (322c), l’art politique aurait été distribué par Hermès à tous les hommes également (322d). Le mythe platonicien nous présente une anthropologie politique toute différente sous la forme d’un noble mensonge (Livre III). Ce n’est qu’une petite fraction des hommes et des femmes qui auront une âme d’or, les rendant aptes à gouverner, alors que les autres âmes, de fer et de bronze, ne sont aptes qu’à obéir. Les hommes et femmes aptes à diriger doivent posséder un ensemble de dispositions naturelles à la fois psychologiques et physiques, le « naturel philosophe ». Au Livre V, par exemple, Platon nous parle, comme indication d’une douance naturelle au gouvernement de la cité : la facilité d’apprentissage, la capacité à devenir inventif dans un domaine d’étude donné, mais aussi, au Livre VI, l’importance d’avoir une excellente mémoire et d’être courageux face à la mort.
Or la rareté de ces aptitudes, nécessaires afin de pouvoir être même considéré pour le projet éducatif de La République, n’est rien comparativement à la rareté de ce qui est nécessaire pour gouverner, c’est-à-dire, un développement harmonieux de ces aptitudes tout au long de la vie des gardiens. Dans La République, Platon parle des gardiens comme du « groupe le plus restreint » (IV.428e), le plus restreint puisqu’ils constituent les meilleurs (III.412c) d’entre ceux qui auront été éduqués. Une majorité d’entre ces derniers seront en effet exclus des tâches législatives et proprement politiques, puisqu’ayant été mis à l’épreuve au cours de leur éducation (VI.503-504), ils ne se seront pas montrés suffisamment « réfléchis, compétents et soucieux du bien de la cité » (III.412c). La rareté de ces gardiens est telle, qu’alors que dans La République, Platon parle d’un « groupe » de gardiens, le « groupe le plus restreint », dans Le Politique, il parle non pas d’un groupe, mais d’une personne, ou deux ou quelques-unes tout au plus (292e). 
La conséquence de la rareté de l’accès à l’éducation politique et de l’extrême rareté de l’excellence politique rendant apte à gouverner est qu’à côté (ou en dessous) de ce petit nombre, il y a tous les autres, le « grand nombre », qui n’ont pas le profil de l’emploi : ceux qui sont donc destinés, non pas à l’art politique, mais aux autres arts et occupations; plus précisément, si on se réfère au Livre II et à la construction initiale de la cité primitive qui y est décrite, l’agriculture, la maçonnerie, le tissage, la cordonnerie, bref ceux qui sont destinés au travail manuel. Ceux dont la valeur ne repose pas « sur leurs qualités intellectuelles, mais plutôt sur leur force physique qui les rend aptes aux travaux pénibles » (II.371e).
L’exclusion de la sphère politique de ces travailleurs manuels qui constituent, selon Platon, la « multitude », le « grand nombre », la « foule », le « peuple », etc., cette exclusion ne dépend pas, cependant, seulement du fait qu’ils n’auront pas été sélectionnés afin de recevoir l’éducation des gardiens. Elle est due également au fait et à la nature même de leur occupation propre. Premièrement, au fait de leur occupation : ces travailleurs manuels ne peuvent pas s’occuper de politique parce qu’ils sont déjà occupés par les exigences de leur métier; et ce, conformément à ce qui deviendra au Livre IV la définition même de la justice : « la justice consiste à s’occuper de ses tâches propres et à ne pas se disperser dans des tâches diverses » (IV.433e). Ils ne peuvent pas participer à la vie politique parce qu’ils n’ont pas le temps d’y participer. Ce temps est en effet entièrement dédié – et doit l’être – au perfectionnement de leur propre art, et ce, peu importe la dignité ou l’importance de l’art en question, qu’il s’agisse de chaussure ou de politique. Or celui qui justement dédie l’entièreté de son temps à l’art subtil de la fabrication de chaussures n’a pas le temps de rien faire d’autre, qu’il s’agisse de s’adonner à l’agriculture, à la maçonnerie, ou encore – et surtout – à la politique. Considérant ce que nous disions plus haut, à savoir que l’art politique nécessite, vue son importance, une éducation qui occupe une vie entière, il est clair que le principe de justice, appliqué à l’organisation sociale et fonctionnelle de la cité d’une part, et la définition de la politique comme étant un art comme les autres d’autre part, font en sorte que la politique n’est pas et ne peut pas être une occupation commune à tous, comme le suggérait Protagoras, mais qu’il s’agit plutôt, comme toute occupation, d’une occupation vocationnelle d’experts.
Deuxièmement, à la nature de leur occupation : En effet, il semble que le travail physique, de par sa nature même, rende le peuple indigne de la philosophie (VI. 495-496), de l’éducation des gardiens et, en dernière instance, de l’occupation politique. Déjà que ces travailleurs n’avaient pas, dès le départ, les dispositions psychologiques et physiques nécessaires, la pratique de leur métier « affaiblit » leur constitution physique, et « mutile » et « flétrit » leur âme (VI.495d-e). Le travail manuel détruit l’âme tout autant qu’il broie le corps, et est proprement « abrutissant », ce qui indispose d’autant plus le travailleur à pratiquer un art politique dont l’excellence dépend de capacités intellectuelles et psychologiques exceptionnelles. La multitude des âmes mutilées par le travail ne pourrait ainsi produire, si on lui en donnait l’occasion, que des pensées et des opinions bâtardes (VI.496a), qui ne pourraient, à termes, que ruiner la cité. D’où l’importance finalement pour Platon de les exclure de la vie politique de la cité.

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