Rancière, le temps et la politique


Une importance intuition de la pensée rancièrienne de l’émancipation pourrait s’exprimer ainsi : l’émancipation, ce n’est qu’une question de temps. Que ce soit très tôt, dans Le philosophe et ses pauvres (1983), ou très tard, dans « Une existence peut en cacher une autre » (2014), un thème revient : le temps, et la capacité émancipatrice que représente le fait de prendre le temps que, prime abord, nous n’avons pas. L’émancipation selon Rancière s’articule en ce sens autour d’un écart entre la prise de possession d’un temps et l’idée d’un temps duquel nous sommes dépossédés.
             
Rancière élabore, tout d’abord, cette relation entre temps et politique à partir d’un retour à la philosophie grecque, notamment à Aristote et Platon. Tant pour l’un que pour l’autre, le temps qui est dédié à la politique s’oppose au temps dédié au travail; ceux qui dédient leur temps au travail ne sont pas les mêmes qui dédient leur temps à la politique, dans la mesure où ceux qui travaillent n’ont pas le temps de s’occuper de politique.
Dans les Politiques, par exemple, Aristote nous décrit la démocratie paysanne, la meilleure forme de démocratie, où les pays, bien qu’ils soient citoyens, n’ont pas le temps de s’impliquer en politique parce qu’ils sont occupés autrement, à travailler les champs. Aristote décrit ainsi une démocratie où une partie du démos, faute de temps, ne peut pas exercer son kratos. Il est donc question ici, littéralement, d’un manque de temps qui mène à une impossibilité de participer à la chose politique.
Dans La République, dès le départ, les artisans ne peuvent pas participer à la vie politique de la cité parce que « le travail n’attend pas, » et qu’il est doublement impatient : il y a toujours besoin de produire plus – assez pour répondre aux demandes des marchés domestiques et extérieurs; mais aussi, il faut toujours produire mieux – il faut constamment perfectionner son art, ce qui laisse très peu de temps pour faire autre chose, notamment, de la politique. Cette demande de productivité et de perfection est telle qu’elle exige du travail qu’elle rive l’artisan à une seule et même tâche, sa vie entière. Ceci deviendra, au Livre IV, la définition même de la justice qui est le thème principal du livre : que chacun ne s’occupe que de sa propre tâche et qu’il ne se disperse pas dans des tâches diverses.
Tant pour Platon et Aristote, cependant, la nature de la tâche du travailleur l’empêche de pouvoir se consacrer à la politique. Participer à la politique demande donc d’être libéré des contraintes du travail, pour avoir le temps de se faire; parallèlement, ceux qui ne sont pas libérés de ces contraintes du travail ne peuvent pas participer à la politique, faute de temps. Le temps du travail et celui de la politique sont, en ce sens, asynchrones.

            Or dire cela (que les uns n’ont pas le temps de participer à la vie politique, tandis que les autres l’ont, ce temps), ce n’est jamais seulement, selon Rancière, faire une observation; et ce, parce que notre rapport au temps n’est pas un rapport pur. Le manque de temps ou le fait d’en avoir n’est pas un pur donné; il doit plutôt se comprendre au sein d’un ordre social donné. Au sein d’un ordre donné, s’élaborent différentes fonctions sociales qui ont chacune leurs propres marqueurs ou rythmes temporels. Par exemple, l’ordre politique qui vit au rythme des Assemblées, l’ordre agraire qui vit au rythme des champs, l’ordre féminin qui vit au rythme des grossesses et des repas à préparer, l’ouvrier qui vit au rythme de production de l’usine...Ces différentes fonctions se concrétisent à trois niveaux : 1. ces fonctions et leur configuration particulière au sein de l’ordre social sont posées comme étant nécessaires au bon fonctionnement de la société; 2. ces fonctions, pour qu’elles se réalisent comme il le faut, doivent être prises en charges, non pas par n’importe qui, mais par ceux et celles qui sont aptes à s’en occuper comme il se doit; 3. Ceux et celles qui sont accomplissent ces fonctions doivent accorder leur vies aux exigences de leur fonction, ils doivent s’en faire instrument.
Ces différentes temporalités coexistent au sein d’un même ordre social sur le mode de l’exclusion mutuelle, c’est-à-dire que ceux qui vivent à un certain régime temporel ne peuvent pas vivre dans un autre régime temporel. Ce qui est déterminant pour Rancière, est le fait que cette ségrégation entre les différentes fonctions et le régime temporel qui leur correspond opère également au niveau de la distribution proprement politique entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Tout comme, aux différentes sphères du travail, correspond un ensemble de traits constituant une identité déterminée, la même chose se produit pour l’ordre politique : il y a un certain nombre de traits et de caractéristiques, une identité qui est associée à la fonction politique. Ce qui implique bien sûr que ceux qui ne possèdent pas ces traits, ces caractéristiques, ceux qui correspondent pas à cette identité rendant propre à la participation, ne peuvent pas, voire ne doivent pas participer à la chose politique. Pour Platon, ce serait le pire des maux sociaux que des artisans se mêlent de politique. Pour Aristote, une trop grande participation des paysans ferait en sorte que la cité serait gouvernée non pas par des lois, juste, mais par les décrets de l’Assemblée.
Dans tous les cas, au sein d’un ordre social, se constituent une ségrégation proprement politique entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés; à ces deux rôles de la politique sont rattachées des identités qui leur correspondent. Ceux qui travaillent ne peuvent pas avoir le temps de participer à la politique parce que cela ne correspond pas à leur identité sociale et à la vie qu’ils sont supposés mener.
Le manque de temps discuté plus haut prend un tout autre sens. Ce n’est pas seulement, le fait que les travailleurs n’auraient pas de temps libres (l’esclave grec, par exemple, a des temps libres); c’est plutôt que leur condition même de travailleur implique, par définition, que, s’ils ont du temps libre, ce n’est pas pour faire de la politique; et ce, parce qu’ils n’ont pas les traits distinctifs nécessaires. Ils n’ont pas, ne sont pas, ce qu’il faut pour faire de la politique. Ainsi, l’exclusion hors de la politique est double : une exclusion due à l’identité de l’exclus – donc une exclusion proprement symbolique; mais également, une exclusion qui se reproduit empiriquement dans la vie des exclus. En effet, les exclus jouent le rôle, ils performent l’identité sociale qui leur est attribuée. Cette performance de l’identité en question se fait bien sûr dans le temps, dans la mesure où le travailleur construit sa journée en concordance avec les rythmes et marqueurs temporels de la journée du travailleur : le proverbial métro, boulot, métro, dodo, cette routine du travailleur. Cette performance de l’identité appropriée, Platon y assignait déjà une vertu, celle propre au gouverné, la tempérance; le fait d’à la fois faire sa propre affaire et de reconnaitre cette affaire comme étant la sienne propre, donc d’adhérer à notre identité sociale. Mais surtout, ne cela veut dire : ne pas se mêler d’autre chose, de politique par exemple; et ne pas se prendre pour quelqu’un d’autre. Dans le contexte de la République, cela voulait dire ne pas prétendre pouvoir s’adonner au travail de la pensée et de la raison qui est au cœur de la politique.
C’est à cette identification de soi à une identité et à cette détermination de ce que nous faisons de notre temps que le travail de l’émancipation vise à déranger. C’est pourquoi Rancière parlera de l’émancipation comme étant tout d’abord un processus de « dés-identification », processus par lequel on institue un écart entre soi et sa condition et son identité. Il y a de l’émancipation lorsqu’on fait de notre temps un usage différent de ce qu’exige notre condition. C’est ici que l’idée de « prendre le temps que l’on n’a pas » prend son importance. Comme il le décrit dans La nuit des prolétaires, l’émancipation ouvrière prend racine lorsque des ouvriers décident de prendre quelques heures la nuit – heures qui devraient être, en principe des heures de repos pour pouvoir travailler le lendemain – pour faire autre chose que ce qui est attendu d’eux : lire, écrire, discuter, penser. Ce n’est pas seulement le fait, empirique, de prendre quelques heures pour penser et écrire qui importe; c’est que ce faisant, ils font l’expérience de ce temps, non pas en tant que travailleur (il faut que j’aille dormir pour pouvoir faire ce que je dois faire, travailler), mais en tant qu’il peut être pris en main pour faire quelque chose d’autre d’inattendu.
Ces heures passées à écrire et à penser sont l’occasion d’une double découverte : par rapport à eux-mêmes, et par rapport au temps de leur vie. D’une part, ils se découvrent et font l’expérience de leurs capacités en tant qu’être de raison, de pensée, et de parole. D’autre part, le fait, empirique, de prendre quelques heures pour penser et écrire qui importe, fait en sorte qu’ils font l’expérience de ce temps, non pas en tant que travailleur (il faut que j’aille dormir pour pouvoir faire ce que je dois faire, travailler), mais en tant qu’il peut être pris pour faire quelque chose d’autre d’inattendu. Ils font l’expérience de leur temps et de leur vie comme étant autre chose que la simple expression de leur identité et condition sociales.
Ces moments de raison, de pensée et de parole deviennent, du même coup, des démonstrations du fait que ces travailleurs, eux aussi, sont des êtres de parole, de raison et de pensée, et donc, qu’eux aussi sont capable de participer à la vie politique. Ces moments, ces prises de temps, deviennent autant de preuves du tort qui leur est fait au sein de l’ordre symbolique qui les exclut de la politique en décrétant que la politique, ce n’est pas pour eux, travailleurs. Ces moments démontrent que la politique, c’est pour eux aussi. Les effets proprement politiques de ces moments de démonstration de leurs capacités de parole et de raison se font voir lorsqu’ils manifestent au sein de la société, leurs capacités. Que ce soit de manière spectaculaire ou non, ponctuellement ou dans la durée, il y a de la politique lorsque les exclus se montrent (et démontrent) comme étant, eux aussi, des êtres de raison et de parole; des êtres, donc, capables de politique. Mais pour ce faire, il faut qu’avant tout, ils prennent le temps de découvrir ces capacités en s’émancipant de leur propre identité qui les fixe à leur condition; un temps que, symboliquement, ils n’ont pas. D’où la formule rancièrienne : la politique, c’est le fait de prendre le temps que l’on n’a pas.

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