Rancière, la politique et l'esthétique
Une
bonne partie de la réflexion de Jacques Rancière s’articule autour d’un intérêt
pour les liens qu’il est possible de tisser entre esthétique et politique.
Tisser des liens, ici, ne veut pas dire, cependant développer un système de
pensée possédant deux parties : une partie politique et une partie
esthétique. Il s’agit plutôt de rendre compte de leurs points d’intersection et
de disjonction. Ceci amène Rancière à dire des choses plutôt énigmatiques par
rapport à la politique. Notamment qu’elle aurait, à son fondement, une
dimension esthétique. Et ceci ne serait pas une chose nouvelle, ou un récent
développement de la politique. Il ne faut donc pas lire Rancière comme
prolongeant les réflexions de Benjamin sur l’esthétisation de la politique à
l’âge moderne. L’esthétique et la politique seraient, bien au contraire, un
« couple fondateur ». Ainsi, afin de pouvoir réellement comprendre la
pensée politique de Rancière, on ne peut pas faire l’économie de la compréhension
de cette dimension constitutive de la politique, c’est-à-dire, cette dimension
esthétique.
Avant
de nous y pencher, cependant, peut-être faut-il donner quelques indications
quant à ce que Rancière veut dire et ne veut pas dire quand il parle de
« politique ». Tout d’abord, sa réflexion tente désespérément de
séparer « politique » de toute considération sur le pouvoir. On doit
penser ici à Foucault, bien sûr, mais aussi à ce qui constitue le lieu commun
de la philosophie politique traditionnelle, selon Rancière : que cette
dernière a été une succession de tentatives visant soit légitimer certaines
formes de pouvoir politique, soit d’en trouver un fondement quelconque; que ce
fondement soit ontologique, anthropologique, culturel…Un parfait exemple de cela,
pour Rancière, est Platon et ce qu’il fait dans La République. Il y décrit l’autorité et le pouvoir du
philosophe-roi, ainsi que sa légitimité, fondée sur un rapport à la
connaissance des Formes. La politique, pour Rancière, n’est pas une question de
pouvoir, ni de sa légitimité, ni de son fondement. C’est bien au contraire, une
activité, un mode d’agir, qui a sa propre logique, une logique qu’il dit
paradoxale.
Le
propre de ce mode d’agir politique, Rancière en trouve la trace chez Aristote,
dans sa définition du citoyen (Politique,
III). Il y a action politique lorsque l’acteur politique est à la fois
gouvernant et gouverné; à la fois sujet et objet de l’action. L’avantage que
Rancière trouve à cette caractérisation de l’action politique est qu’elle permet
de d’éloigner sa réflexion, justement, d’une caractérisation plus classique de
l’action politique comme étant l’action de ceux qui ont le pouvoir sur ceux qui
ne l’ont pas. Ce que Rancière trouve de problématique à cette manière classique
de caractériser l’action politique est qu’elle s’accompagne toujours déjà d’une
caractérisation du type d’acteur qui est capable de participer à la chose
politique. L’acteur politique a toujours déjà un ensemble de dispositions, de
capacités, de traits, le rendant apte, voire le destinant à la politique;
expliquant du coup le pouvoir qu’il a sur ceux qui n’en ont pas. On peut penser
ici à Platon, encore une fois, et à ses descriptions du « naturel
philosophique ». Or ce faisant, en rattacher la possibilité de l’action à
cet ensemble de dispositions, on met en place les conditions de l’exclusion de
ceux et celles qui ne possèdent pas ces dispositions. Si les acteurs politiques
sont destinés à la politique, les autres
sont destinés à autre chose : à l’obéissance et la passivité qui la
caractérise. Chez Aristote et sa caractérisation du citoyen, Rancière trouvera
au contraire une caractérisation de la politique qui vient brouiller cette
ségrégation entre gouvernants et gouvernés.
Cette
manière de caractériser l’action politique, Rancière lui attribue une logique
qu’il dit paradoxale. Ici, il ne faut
pas comprendre ce terme en son usage technique et logique, mais le prendre à
partir de son « étymologie » : « contraire à
l’opinion », « à côté de la doxa ».
Car en effet, une action politique, si elle ne participe pas à un jeu de
pouvoir, s’oppose à un jeu de pouvoir et à l’opinion générale quant à
l’autorité et la légitimité de ce dernier. Le pouvoir politique ordinaire
(l’ordre policier) se déploie à travers la légitimation de certains acteurs
(politiciens) et de leurs compétences, de certains lieux où la parole politique
s’exprime (parlement), de certains temps qui deviennent les « moments
forts » de la démocratie (élections). Ce faisant, sont exclus ou délégitimés
tout un ensemble d’autres acteurs, ainsi que leur parole. L’action paradoxale
de la politique, c’est justement celle d’acteurs non-légitimes, non-reconnus,
prenant la parole, s’exprimant, se faisant voir dans l’espace public. L’aspect
paradoxal réside dans le fait que cette action, cette prise de parole vient
déranger les attentes que nous avons collectivement par rapport aux
manifestations possibles de la politique. Ceux qui ne devaient que recevoir la
parole politique des politiciens et lui obéir, prennent eux-mêmes la parole
pour exprimer, non pas leur colère ou leur souffrance mais un jugement
politique : ceci est injuste.
C’est
ici que la dimension esthétique de la politique prend toute son importance.
L’esthétique dont il est question ici n’a, cependant, rien avoir avec une
théorie de l’art, ou une théorisation des effets possibles d’une œuvre d’art
sur ses spectateurs. « Esthétique » renvoie plutôt à notre expérience
« sensible », plus précisément, notre expérience sensible sociale et
politique. Pour Rancière, notre expérience sociale et politique n’est jamais un
pur contact avec les faits sociaux et politiques. Elle est bien plutôt toujours
organisée en tant que champ d’expérience possible; qui plus est, un champ
d’attentes par rapport à cette expérience possible. Rancière s’appuie
analogiquement sur l’« esthétique transcendantale » kantienne, en
parlant d’un système des formes a priori
de l’expérience. Ce « système », que Rancière rebaptise
« police », ou « partage du sensible » vient déterminer le
type d’expériences sociales et politiques qu’il est possible de faire, ainsi
que celles qui ne le sont pas. Ainsi, on acceptera comme politique une parole,
aussi ridicule soit-elle, prononcée dans un parlement par un politicien de
carrière; mais on ne sera pas en mesure de percevoir de la politique dans une
manifestation de chauffeurs de taxi, ou d’étudiants. « La politique, c’est
dans le parlement que ça se passe, pas dans la rue ». Contre l’opinion,
contre les catégorisations du partage du sensible, l’action politique (en sens
rancièrien) se produit dans ces lieux qui, normalement, ne sont pas des lieux
de la politique : l’usine, la place publique, l’université. Elle fait apparaitre la politique là où
normalement, elle n’a pas lieu d’être, par des acteurs qui n’ont pas lieu de
l’être non plus.
La
politique ne consiste pas, cependant, seulement à être vu, mais à être entendu en tant qu’acteur politique. Au cœur de
l’action politique, pour Rancière, il y a sa compréhension comme étant un acte
de parole. Rancière trouve la trace de cette intuition par rapport à la
politique, encore une fois, chez Aristote. Ce dernier pose en effet sa
définition du citoyen (celui qui est à la fois gouvernant et gouverné) en
conjonction avec la possession du logos; soit la possession d’une capacité de
raison et de parole, rendant le citoyen capable de réfléchir sur le juste et
l’injuste. À côté de ce citoyen, il y a celui qui, bien qu’il ait une voix, ne
fait qu’indiquer sa souffrance ou son plaisir. Or, contrairement à Aristote,
pour qui cette distinction, entre celui qui possède le logos et qui peut ainsi réfléchir à la justice, et celui qui n’est
capable d’exprimer que souffrance et plaisir, est une distinction d’ordre
naturel[1],
Rancière y voit là, bien plutôt, une distinction d’ordre polémique. Et c’est cette polémique autour de la possession ou non
de la parole qui est au cœur de la politique, selon Rancière.
Placer
ainsi la polémique au cœur de la politique, c’est d’une part, de reconnaître la
nature intrinsèquement conflictuelle de la politique, comme l’indique
l’étymologie du mot : « est polémique, ce qui concerne la
guerre ». Or dire cela, ce n’est pas réduire à une guerre d’opinions. La
politique n’est pas une tentative de convaincre son adversaire que sa position
est erronée, alors que la nôtre est vraie. Il ne s’agit pas non plus de tenter
de négocier les termes d’une paix entre les intérêts des différents partis – de
mettre fin à la guerre, par la réconciliation et la mise en place d’un
consensus. La polémique concerne bien plutôt le fait que ceux qui sont
normalement exclus du champ de la politique sont, eux aussi, capables de parler
et de raisonner politiquement. Il s’agit de démontrer, de faire voir, de faire
entendre que les étudiants parlent bel et bien de politique, qu’ils ne font pas
seulement exprimer leur volonté de rébellion; que les chauffeurs de taxi
n’expriment pas seulement leurs états d’âme, leurs « inquiétudes »,
mais qu’ils expriment un jugement politique sur un certain projet de loi.
Ce
qui est en jeu est de faire entendre sa parole comme parole raisonnable.
L’esthétique intervient ici bien évidemment. Car ce qui est en jeu, c’est la
manière par laquelle, dans un champ d’expérience social donné, dans un partage
du sensible, la parole des uns n’est pas entendue par les autres comme étant
une parole. Les voix des manifestants se rapprochant plus, dans ce partage du
sensible, d’un son que d’une parole. L’action politique, la prise de parole
politique, vise, justement, à démontrer que ces voix parlent, qu’elles sont l’expression d’une raison politique, et
qu’elles ne peuvent pas tout simplement être rejetées parce que ce ne sont pas
les acteurs usuels qui en sont, cette fois-ci, les porteurs. // Ainsi,
contrairement à ce qu’indique notre champ d’expérience et d’attente quant à la
politique, certains corps collectifs commencent à parler, ils occupent certains
lieux, ils se font entendre et voir, dérangeant ainsi notre champ d’expérience;
notre rapport sensible aux catégories de la politique ordinaire; ils viennent
déranger ce que nous percevons comme manifestation et comme parole politiques.
//Conclusion.
C’est pour ce type de raisons que pour Rancière, la politique est avant tout
une affaire esthétique. Elle ne s’articule pas, avant tout autour des débats
usuels sur la laïcité, les libertés individuelles, ou des projets de loi. Elle
s’articule bien plutôt autour d’un retravail
des catégories de notre expérience sensible du social, de la politique, et de
ses acteurs légitimes. Au cœur de la politique, il y a une polémique quant à
qui peut faire de la politique, c’est-à-dire, qui est capable de parler et de
raisonner politiquement. Et cette politique se joue à partir d’une
question : qui peut même être perçu, c’est-à-dire vu et entendu, comme
étant capable de parler et de raisonner politique. Les événements proprement
politiques visent à reconfigurer la réponse qu’une société donne à cette
question. Et ceci se joue dans la manière même que nous faisons l’expérience de
ceux qui interviennent dans la cité, dans la manière que notre champ
d’expérience est reconfiguré par les interventions de ceux et celles qui,
normalement, sont exclus.
[1] Il y a une différence de nature
entre les hommes qui sont libres et ceux qui sont des esclaves, donc qui
peuvent comprendre le logos, sans en
avoir la pleine possession. La rigidité, cependant de cette distinction
naturelle, est sujette à débat.
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